(Article) Les produits chimiques en viticulture : une vieille histoire

Publié le par Stéphane Guillard

Le 23 janvier 2014, le Parlement français a définitivement adopté une proposition de loi écologiste visant à interdire l'utilisation des produits phytosanitaires dans les espaces verts publics et dans les jardins des particuliers à partir de 2022. Seuls les agriculteurs auraient désormais le droit d'utiliser insecticides, herbicides et autres fongicides. Si l'échéance paraît encore lointaine, la pratique demeure ancienne, notamment dans la viticulture, fleuron de l'agriculture française depuis presque 200 ans. Essayons de voir où l'aventure des produits chimiques en tous genres a pris racine en matière de viticulture, et comment elle s'est développée, au point d'en faire des acteurs à part entière de l'activité viticole. En effet, qu'on soit fervent partisan de leur utilisation, convaincu de leurs effets néfastes ou plus modéré, les produits chimiques ont depuis longtemps tenu une place majeure dans les pratiques des viticulteurs français et suscité les débats.

Si cet article n'a pas la prétention de présenter de façon exhaustive l'ensemble des travaux scientifiques réalisés pour traiter la vigne, il cherche à démontrer l'omniprésence de la chimie dans le monde viticole depuis près de deux siècles. Retour sur une histoire en pointillés, qui a toujours « senti le soufre » pour beaucoup de viticulteurs.

 

Les tentatives expérimentales

 

Depuis la nuit des temps, les parasites en tous genres et les aléas climatiques mettent à rude épreuve les vignes et les récoltes. Si l'être humain n'a pas toujours bénéficié des techniques et des connaissances des scientifiques pour lutter et vaincre certains fléaux, il a en revanche constamment cherché à appliquer à ses ceps de vigne des remèdes plus ou moins efficaces. Au début du XIXème siècle, des maladies nouvelles et plus anciennes attaquent les vignobles français et européens. Les viticulteurs cherchent donc, par tous les moyens, à sauvegarder leurs vignes et à préserver leur source de revenus.

Au XIXème siècle, la chimie est à un tournant de son histoire et les travaux de certains scientifiques ne parviennent pas encore toujours à sauver ou à prolonger la vie des vignobles. Les viticulteurs et quelques apprentis chimistes s'improvisent donc « sauveurs de la vigne » en concoctant diverses formules, plus ou moins scientifiques, pour lutter contre les maladies de la vigne. Si la plupart ne sont que des tentatives avortées, plus opportunistes que réellement scientifiques, elles démontrent un attachement profond à la culture du raisin en France.

Des recettes toutes plus farfelues les unes que les autres font leur apparition au cours du XIXème siècle pour vaincre la pyrale, le phylloxéra, l'oïdium ou le mildiou. Certains proposent d'utiliser de l'urine d'animal mélangée à des décoctions de tabac, d'autres préconisent l'emploi d'un liquide composé d'eau-de-vie, d'essence de térébenthine, de suie et d'ail, étendu dans une quantité d'eau, et dont la préparation reste secrète...Doit-on voir là l'oeuvre de « charlatans » ou d'expérimentateurs amateurs ? Toujours est-il que les exemples de cette nature sont nombreux mais que peu d'entre eux font réellement leurs preuves tout au long du XIXème siècle et ce qu'elle que soit la maladie de la vigne.

Pendant ce temps-là, les chimistes, les entomologistes, les biologistes et autres scientifiques spécialisés, particulièrement intéressés par la viticulture, travaillent dur pour trouver des solutions et des méthodes de traitement chimique contre les ravageurs de vignobles.

 

L'émergence de la science en viticulture

 

Les vignobles sont soumis à toutes sortes d'attaques au cours du XIXème siècle. Si cette période marque un premier âge d'or de la viticulture française, elle demeure également celle des premières épreuves et des luttes acharnées, tant socialement, qu'économiquement et naturellement, si l'on peut dire. Des champignons en tous genres (mildiou, oïdium, black rot...) ravagent des milliers d'hectares de vignes françaises. Ces maladies cryptogamiques, jusque là très peu connues, interrogent les scientifiques. Comme si cela ne suffisait pas, c'est également au XIXème siècle que certains ravageurs animaux dévastent les vignes de l'hexagone. Pyrale, phylloxéra, araignées diverses, cicadelle...donnent aussi du fil à retordre aux chimistes.

Dans le premier quart du XIXème siècle, les vignobles du Mâconnais, du Beaujolais, de Champagne...sont attaqués par un papillon bien connu des viticulteurs, la pyrale. Durant tous les stades de sa vie et de son évolution biologique, la pyrale cause des dégâts énormes menaçant particulièrement les économies très viticoles de ces régions. Au début du XIXème siècle, les attaques de la pyrale sont particulièrement violentes et nombre de scientifiques se penchent sur la question. Nombreux sont ceux qui soumettent des procédés pour anéantir ou ralentir la progression du fléau.

En 1837, un certain Sanlaville, membre du conseil d'arrondissement de Villefranche-sur-Saône, adresse une lettre au préfet du Rhône où il lui signale que le conseil propose de demander au ministre des travaux publics une prime pour la personne qui découvrira un moyen de détruire la pyrale. En plus de cette prime, il est prévu de former une commission composée d'agronomes, de savants et de pharmaciens « qui tenteraient des essais chimiques pour tuer l'insecte sans altérer la vigne ». Des tentatives multiples et diverses, venant de scientifiques et de chimistes de divers horizons, sont entreprises mais aucune n'est concluante. Finalement, c'est le procédé d'un certain Benoît Raclet, utilisant de l'eau bouillante simplement versée sur les ceps, qui démontrera l'étendue de son efficacité. Les produits chimiques venaient de perdre une première bataille dans les luttes viticoles mais ils savaient se relever.

Au milieu du XIXème siècle, un nouveau fléau vient freiner l'essor de la viticulture. Cette fois c'est un champignon qui vient « pourrir » l'existence des viticulteurs français et européens. Après avoir prospéré dans des serres en Belgique et en France à partir de 1848, le champignon se développe dans l'Hérault à partir de 1851. Les paysans et les viticulteurs, déjà perturbés par les secousses politiques, doivent dès lors faire face à une maladie qui détruit les 2/3 des récoltes des vignobles du Midi de la France seulement trois ans après son apparition.

Dès 1856, un ingénieur de l'Ecole centrale des arts et manufactures de Paris installé à Launac en Haute-Garonne et membre de la Société centrale d'agriculture de Montpellier, propose d'utiliser la chimie et le soufre pour lutter contre l'oïdium. Né en 1820 à Chalon-sur-Saône, l'homme s'appelle Henri Marès. Après avoir testé le soufre en laboratoire puis dans ses propres vignes de Launac, Marès publie un mémoire présentant les méthodes d'utilisation du soufre pour lutter et vaincre l'oïdium.

Marès, à la fois scientifique et propriétaire de vignobles, expérimente au champ, étudie au microscope et ne se contente pas d'observations empiriques. Il cherche véritablement à comprendre le mode de développement du champignon mais aussi l'action du soufre. Ses travaux et les résultats positifs sont rapidement reconnus. En 1867, il reçoit en compagnie de Louis Pasteur un grand prix de l'agriculture, décerné par le jury international de l’Exposition Universelle de Paris. Le scientifique et les produits chimiques remportent cette fois-ci une bataille d'envergure qui sauve littéralement l'ensemble des vignobles européens.

 

L'apogée des produits chimiques

 

Dans les années 1860, et surtout 1870, une nouvelle maladie de la vigne apparaît en Europe et en France. Un insecte microscopique venu d'Amérique envahit les vignobles outre-Atlantique : le phylloxéra. A l'image de la pyrale et de l'oïdium, et peut-être même plus encore, la mobilisation est totale. Les vignes françaises sont rapidement atteintes et détruites. Les ruines sont nombreuses, les exodes massifs. Une fois encore, la science, en plein essor et vue comme un signe de modernité, d'avenir et de solution miracle à tous les maux, est mise à contribution.

L'Etat français cherche d'abord à faire participer l'ensemble de la société, et en particulier les scientifiques, en proposant une prime d'un million de francs à celui qui trouvera un remède efficace au phylloxéra, somme finalement jamais versée. Toutes sortes d'expérimentateurs, réels scientifiques ou chercheurs farfelus, se manifestent pour proposer des solutions au mal. Rien n'y fait, le fléau se répand et détruit des étendues de vignes toujours plus grandes.

Une fois de plus, les chimistes, entomologistes, agronomes...de l'Ecole d'agriculture de Montpellier sont à l'oeuvre. Leurs travaux sur l'identification de l'insecte, sur d'éventuelles méthodes d'éradication demeurent, à l'époque, une première lueur d'espoir. Henri Marès, encore lui, est consulté mais il ne parvient pas à identifier les causes de la maladie, ni un remède. Trois autres scientifiques de Montpellier, Gaston Bazille, Jules-Emile Planchon et Félix Sahut, identifient le mal, ses causes et tentent de trouver des solutions de lutte contre sa propagation.

Après de multiples expérimentations, on s'entend pour affirmer que les produits chimiques que sont le sulfure de carbone et le sulfate de potassium sont les meilleures solutions pour lutter contre le phylloxéra. Si les produits chimiques ne sont pas miraculeux, ils permettent de sauvegarder les vignes quelques années tout en assurant des récoltes minimes. Dès les années 1870, l'Etat reconnaît ces produits chimiques comme efficaces et subventionnent leur utilisation lorsqu'ils sont achetés par un syndicat de lutte contre le phylloxéra.

Les industriels de la chimie mettent alors en branle un formidable réseau de distribution, d'influence politique et d'intérêts économiques pour que les traitements chimiques soient favorisés au détriment des autres procédés. La science chimique, perçue par une grande partie du monde rural et agricole du XIXème siècle comme modernisatrice, va pourtant freiner l'essor du seul remède efficace, qui plus est naturel, le greffage.

L'influence et la ténacité des industriels de la chimie dans l'utilisation du sulfure de carbone et autre sulfate de potassium pour lutter contre le phylloxéra, malgré leur inefficacité, prennent une tournure nouvelle à l'aube du XXème siècle. La crise phylloxérique a révélé son importance dans le monde agricole et a permis, en dépit des échecs, d'installer de nouvelles façons de penser et de pratiquer l'agriculture, et la viticulture en particulier. Une nouvelle ère s'amorce, tandis que la Première Guerre mondiale, terrain de jeu privilégié des industries chimiques, se profile à l'horizon. Sans la chimie et la science, l'agriculture du XXème siècle n'aurait certainement jamais été ce qu'elle a été. De rendements agricoles exceptionnels et salutaires pour l'alimentation et l'essor économique aux dégâts écologiques et sociaux, les sciences ont été de toutes les aventures agricoles du siècle passé.Au IVème siècle, l'empereur romain Justin disait que « les peuples méditerranéens commencèrent à sortir de la barbarie quand ils apprirent à cultiver l'olivier et la vigne ». Après la Seconde Guerre mondiale, certains auraient pu affirmer que les populations rurales et agricoles sont sorties de l'archaïsme grâce à l'utilisation intensive des engrais, des produits phytosanitaires...C'est après 1945 que les produits chimiques deviennent systématiques en viticulture. Si leur emploi semble inéluctable dans certains cas, nombreux sont les viticulteurs qui prônent aujourd'hui une pratique plus raisonnée, des vins plus naturels, s'opposant aux partisans de la chimie. Celle-ci demeure bien, depuis près de 200 ans, un sujet polémique et durablement ancré dans les questions viticoles. Nul doute que le débat va se poursuivre encore longtemps étant donné la résistance des nouvelles maladies aux traitements chimiques et les progrès de vins biologiques et naturels...

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